Ce qui est rationnel est réel,
et ce qui est réel est rationnel.

C'est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c'est à partir de là que celle ci aborde l'étude du monde de l'esprit comme celui de la nature. Si la réflexion, le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la subjectivité consciente considèrent le présent comme vain, se situent au delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porteront que sur ce qui est vain et, parce que la conscience n'a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors elle même que vanité. Si, inversement, l'Idée passe [vulgairement] pour ce qui n'est qu'une idée ou une représentation dans une pensée quelconque, la philosophie soutient, au contraire, qu'il n'y a rien de réel que l'Idée. Il s'agit, dès lors, de reconnaître, sous l'apparence du temporel et du passager, la substance qui est immanente et l'éternel qui est présent. Le rationnel est le synonyme de l'Idée, Mais, lorsque, avec son actualisation il entre aussi dans l'existence extérieure, il y apparaît sous une richesse infinie de formes, de phénomènes, de figures ; il s'enveloppe comme le noyau d'une écorce, dans laquelle la conscience tout d'abord s'installe et que seulement le concept pénètre, pour découvrir à l'intérieur le coeur et le sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité par l'apparition de l'essence en elle, ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent pas l'objet de la philosophie. Elle peut s'épargner la peine de donner de bons conseils en ce domaine. C'est ainsi que, par exemple, Platon, aurait pu s'abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouvement, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner la police des passeports, au point de suggérer qu'on ne fasse pas seulement figurer dans ces documents le signalement des suspects, mais encore leur portrait. Dans de telles déclarations, il n'y a plus la moindre trace de philosophie, et celle ci peut d'autant plus négliger une sagesse excessive en ce domaine, qu'elle doit se montrer le plus libérale possible à l'égard de cette multitude de détails. Par là, la science se maintiendra éloignée et à l'abri de cette haine que la vanité d'en savoir plus ne cesse de susciter contre une multitude de circonstances et d'institutions, haine dans laquelle se complaît surtout l'étroitesse d'esprit, parce qu'elle y trouve le sentiment de son importance.

Ainsi, dans la mesure où il contient la science de l'État, ce traité ne doit être rien d'autre qu'un essai en vue de concevoir et de décrire l'État comme quelque chose de rationnel en soi. En tant qu'écrit philosophique, il doit se tenir éloigné de la tentation de construire un État tel qu'il doit être. Si ce traité contient un enseignement, il ne se propose pas toutefois d'apprendre à l'État comment il doit être, mais bien plutôt de montrer comment l'État, cet univers éthique, doit être connu.

[…]

Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie, car, ce qui est, c'est la raison. En ce qui concerne (individu, chacun est le fils de son temps. Il en est de même de la philosophie: elle saisit son temps dans la pensée. Il est aussi insensé de prétendre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, puisse franchir le, monde contemporain pour aller au delà, que de supposer qu'un individu puisse sauter par dessus son temps, puisse sauter par dessus le rocher de Rhodes. Si sa théorie va effectivement au delà, si elle se construit un monde tel qu'il doit être, ce monde existera sans doute, mais seulement dans sa pensée, c'est à dire dans une cire molle où n'importe quelle fantaisie peut s'imprimer.

En modifiant un peu l'adage précédent, on pourrait dire :

Ici est la rose, ici il faut danser.

Ce qui constitue la différence entre la raison comme esprit conscient de soi et la raison comme réalité présente, ce qui sépare la première de la seconde et l'empêche d'y trouver sa satisfaction, c'est l'entrave d'une abstraction qui n'a pas pu se libérer ni se transformer en concept. Reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d'elle, c'est là la vision rationnelle qui constitue la réconciliation avec la réalité, réconciliation que procure la philosophie à ceux à qui est apparue un jour l'exigence intérieure d'obtenir et de maintenir la liberté subjective au sein de ce qui est substantiel et de placer cette liberté non dans ce qui est particulier et contingent, mais dans ce qui est en soi et pour soi.

C'est cela aussi qui constitue le sens plus concret de ce qui a été présenté plus haut d'une manière plus abstraite comme l'unité de la forme et du contenu, car, dans sa signification la plus concrète, la forme est la raison comme connaissance conceptuelle, et le contenu la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité consciente des deux est l'Idée philosophique. C'est une grande obstination, l'obstination qui fait honneur à l'homme, de ne rien vouloir reconnaître dans sa conviction qui riait été justifié par la pensée. […] Si la raison ne se contente pas de l'approximation, car celle ci n'est ni chaude ni froide et doit être vomie, de même elle ne se contente pas non plus d'un froid désespoir qui reconnaît qu'en ce temps tout va sans doute mal, ou, en mettant. les choses au mieux, que cela ne va pas si mal, mais que, comme on ne peut espérer rien de mieux, il faut, ne fût ce que pour cette raison, faire la paix avec la réalité. C'est une paix bien plus chaleureuse que procure la connaissance.

Pour dire encore un mot sur la prétention d'enseigner comment le monde doit être, la philosophie vient, en tout cas, toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle n'apparaît qu'à l'époque où la réalité a achevé le processus de sa formation et s'est accomplie. Ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité : il faut attendre que la réalité ait atteint sa maturité pour que l'idéal apparaisse en face du réel, saisisse le monde dans sa substance et le reconstruise sous la forme d'un empire intellectuel. Lorsque la philosophie peint son gris sur du gris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit.

Le moment est venu de mettre le point final à cette préface. En tant que préface, elle n'avait d'autre but que d'indiquer, de manière extérieure et subjective, le point de vue de l'écrit qu'elle précède. Si l'on veut parler philosophiquement d'un sujet quelconque, il faut le traiter d'une manière scientifique et objective. Aussi l'auteur tiendra t il pour arrière propos subjectif, observation arbitraire et sans intérêt pour lui, toute réfutation qui ne prendra pas la forme d'une étude scientifique du sujet lui même.

Berlin, le 25 juin 1820.

Philosophie du droit, traduction de Gibelin, Vrin.