«Nous n'appelons pas illusoires les objets du monde extérieur, ni ce qui réside dans notre monde interne, dans notre conscience. Rien ne nous empêche de dire que, comparée à cette réalité, l'apparence de l'art est illusoire; mais l'on peut dire avec autant de raison que ce que nous appelons réalité est une illusion plus forte, une apparence plus trompeuse que l'apparence de l'art. Nous appelons réalité et considérons comme telle, dans la vie empirique et dans celle de nos sensations, l'ensemble des objets extérieurs et les sensations qu'ils nous procurent. Et, cependant, tout cet ensemble d'objets et de sensations n'est pas un monde de vérité, mais un monde d'illusions. Nous savons que la réalité vraie existe au-delà de la sensation immédiate et des objets que nous percevons directement. C'est donc bien plutôt au monde extérieur qu'à l'appa-rence de l'art que s'applique le qualificatif d'illusoire.
N'est vraiment réel, en effet, que ce qui existe en soi et pour soi, ce qui forme la substance de la nature et de l'esprit, ce qui, tout en existant dans le temps et l'espace, n'en continue pas moins d'exister en soi et pour soi d'une existence vraie et réelle. C'est l'art qui nous ouvre des aperçus sur les manifestations de ces puissances universelles, qui nous les rend apparentes et sensibles. L'essentialité se manifeste également dans les mondes extérieur et intérieur, tels que nous les révèle notre expérience de tous les jours, mais elle le fait sous une forme chaotique de hasards et d'acci-dents, elle apparaît déformée par l'immédiateté de l'élément sensible, par l'arbitraire des situations, des événements, des caractères, etc. L'art creuse un abîme entre l'apparence et illusion de ce monde mauvais et périssable, d'une part, et le contenu vrai des événements, de l'autre, pour revêtir ces événements et phénomènes d'une réalité plus haute, née de l'esprit. C'est ainsi, encore une fois, que loin d'être, par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l'art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie.
Il est vrai que, comparé à la pensée, l'art peut bien être considéré comme ayant une existence faite d'apparences (nous reviendrons sur ce point plus loin), en tout cas comme étant, par sa forme, inférieur à celle de la pensée. Mais il présente sur la réalité extérieure la même supériorité que la pensée: ce que nous recherchons dans l'art, comme dans la pensée, c'est la vérité. Dans son apparence même, l'art nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse l'apparence la pensée; alors que le monde sensible et direct, loin d'être la révélation implicite d'une pensée, dissimule la pensée sous un amas d'impuretés, pour se mettre lui-même en relief, pour faire croire que lui seul représente le réel et le vrai. Il s'ingénie à rendre inaccessible le dedans en l'enfouissant sous le dehors, c'est-à-dire sous la forme. L'art, au contraire, dans toutes ces représentations, nous met en présence d'un principe supérieur. Dans ce que nous appelons nature, monde extérieur, l'esprit a beaucoup de mal à se retrouver et à se reconnaître.»
Hegel, Esthétique, trad. Par S Jankélévitch, vol. 1, Paris, Champs-Flammarion, 1979, pp. 30-31.
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