[...] on pourrait objecter que les beaux-arts se prêtent bien à la réflexion philosophique mais ne peuvent en aucune façon faire l'objet d'une étude scientifique proprement dite. La beauté artistique, en effet, s'adresse aux sens, à la sensation, à l'intuition, à l'imagination, etc.; elle fait partie d'un domaine autre que celui de la pensée, et la compréhension de son activité et de ses produits exige un organe autre que la pensée scientifique. Ce dont nous jouissons en outre dans la beauté artistique, c'est la liberté des productions et des formes. Il semblerait que par la création et la contemplation des uvres d'art nous échappions aux entraves des règles et des réglementations; fuyant la rigueur des lois et le sombre intérieur de la pensée, nous recherchons le calme et l'action vivifiante des uvres d'art; nous échangeons le royaume des ombres où domine l'idée contre la sereine et robuste réalité. Enfin les uvres d'art auraient leur source dans la libre activité de l'imagination, plus libre que celle de la nature. L'art n'aurait pas seulement à sa disposition toute la richesse des formes naturelles, dans leurs apparences infiniment multiples et variées, mais l'imagination créatrice le rend encore capable de s'extérioriser dans des intentions dont elle est elle-même une source inépuisable. En présence de cette incommensurable plénitude de l'imagination et de ses produits, la pensée, semble-t-il, ne devrait pas avoir le courage de citer l'art devant son tribunal pour se prononcer sur ses uvres et les ranger sous des rubriques générales.
La science, au contraire, convient-on, est l'uvre de la pensée qui se livre à un travail d'abstraction, en partant de la masse des détails particuliers, ce qui comporte, d'une part, l'exclusion de l'imagination, avec tout ce que son activité a d'accidentel et d'arbitraire, autrement dit l'exclusion de l'organe de l'activité et de la jouissance artistiques. D'autre part, en admettant même que l'art vivifie la sécheresse aride et sombre du concept, qu'il concilie ses abstractions avec la réalité, qu'il complète le concept lui-même par le réel, l'étude pensante, nous dit-on, ne peut avoir pour effet que d'enlever à ce moyen de conciliation toute efficacité, de le supprimer et de ramener le concept à sa simplicité irréelle et à son état d'ombre et d'abstraction. En outre, par son contenu, la science s'occupe de ce qui est nécessaire en soi. Or, si l'esthétique laisse de côté le beau naturel, il en résulte que, sous ce rapport, non seulement nous ne gagnons rien, mais nous nous éloignons encore davantage du nécessaire. Le terme nature n'impliquerait-il pas déjà en effet l'idée de nécessité et de régularité, c'est-à-dire celle d'une attitude qui semble s'ouvrir et s'offrir davantage à l'étude scientifique? Par contre, dans l'esprit en général, mais surtout dans l'imagination, ce sont, contrairement à ce qui se passe dans la nature, l'arbitraire et l'anarchie qui règnent d'une façon absolue, ce qui rend les produits de l'imagination, c'est-à-dire de l'art, tout à fait impropres à l'étude scientifique.
[...]
Cette manière de voir se rattache à l'opinion d'après laquelle le réel en général, la vie de la nature et de l'esprit en particulier, se trouvent déformés ou même détruits, dès qu'on cherche à les appréhender, qu'au lieu de les rapprocher de nous, la pensée conceptuelle ne fait qu'approfondir le fossé qui nous en sépare, si bien que l'homme, en voulant se servir de la pensée comme d'un moyen de saisir la vie et le réel, manque son but et arrive à un résultat opposé. Il nous est impossible de soumettre ici cette question à une analyse détaillée. Nous pouvons seulement indiquer le point de vue auquel nous entendons nous placer pour écarter cette difficulté ou impossibilité ou maladresse.
S'il est un fait qu'on ne saurait contester, c'est que l'esprit possède le pouvoir de se considérer lui-même, qu'il est doué d'une conscience qui le rend capable de se penser lui-même et tout ce qui jaillit de lui. C'est qu'en effet la pensée constitue la nature la plus intime et essentielle de l'esprit. Par cette conscience pensante qu'il a de lui-même et de ses produits, quelle que soit l'apparence de liberté et même d'arbitraire que puissent présenter ceux-ci, l'esprit, s'il y est vraiment immanent, se comporte conformément à son essence et à sa nature. Or, l'art et ses uvres, en tant que jaillis de l'esprit et engendrés par lui, sont eux-mêmes de nature spirituelle, alors même que leur représentation affecte une apparence sensible, si cette apparence est pénétrée d'esprit. Sous ce rapport déjà, l'art est plus proche de l'esprit et de sa pensée que la nature extérieure, inanimée et inerte; l'esprit ne retrouve que lui-même dans les produits de l'art. Et alors même qu'une uvre d'art, au exprimer pensées et concepts, représente le développement du concert à partir de lui-même, une aliénation vers le dehors, l'esprit possède le pouvoir non seulement de s'appréhender lui-même sous la forme qui lui est propre et qui est celle de la pensée, mais aussi de se reconnaître comme tel dans son aliénation sous la forme du sentiment et de la sensibilité, bref de s'appréhender dans cet autre lui-même; et il le fait en transformant cette forme aliénée en pensée et en la ramenant ainsi à lui-même. En se comportant ainsi à l'égard de cet autre que lui-même, l'esprit, loin de se rendre infidèle à ce qu'il est réellement, loin de s'oublier et de s'effacer ou de se montrer incapable de saisir ce qui diffère de lui-même, appréhende au contraire et lui-même et son contraire. Le concept est en effet l'universel qui subsiste dans ses manifestations particulières, qui déborde sur lui-même et sur l'autre que lui-même et possède ainsi le pouvoir et l'activité nécessaires pour supprimer l'aliénation qu'il s'est imposée. C'est pourquoi l'uvre d'art, dans laquelle la pensée s'aliène d'elle-même, fait partie du domaine de la pensée conceptuelle, et l'esprit, en la soumettant à l'examen scientifique, ne fait que satisfaire le besoin de sa nature la plus intime. La pensée étant ce qui constitue son essence et son concept, l'esprit n'est satisfait que lorsqu'il a pénétré de pensée tous les produits de son activité et les a ainsi faits vraiment siens.
Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, vol 1, Paris, Champs-Flammarion, 1979, pp. 22-23; 25-26.
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