«Où vont-ils chercher tout ça ?»
«Où vont-ils chercher tout ça?»
Les hommes ont toujours trouvé que l'univers où ils habitaient était à la fois
inépuisable et insuffisant. Il y avait énormément de bisons qui galopaient dans
les plaines de Lascaux, et pas assez de bisons qui se laissaient capturer par
les chasseurs. Le monde voit naître chaque matin des milliards de fleurs et de
brins d'herbes, des millions de petits cabris et de petits humains, mais il en
voit périr chaque jour le même nombre. Nous n'arrivons jamais à venir à bout de
la profusion de ce qui est : il y a plus d'arbres que nous ne pouvons recevoir
d'ombre, plus de fruits que nous n'en pouvons mordre, plus de pelages vivants
que nous n'en pouvons caresser, plus de joues que nous n'en pouvons baiser.
Nous n'arrivons jamais à prendre notre parti de la destruction de ce qui naît,
des l'imites de nos désirs, et des frontières de nos pouvoirs. Sur cette terre
sans bornes nous sommes impitoyablement bornés. Aussi n'en avons-nous jamais
fini d'inventorier ce qui vit, de capturer ce qui nous fascine, et d'acquiescer
joyeusement à l'épanouissement incessant de ce qui est. Aussi n'en avons-nous
jamais fini de protester contre l'insuffisance de ce qui est, de réclamer notre
dû, et d'avoir les yeux plus grands que le regard. L'homme est ce miroir qui ne
se contente pas de réfléchir, parce qu'il n'est jamais tout à fait content.
La question que pose, en balayant l'atelier, la femme de ménage de l'artiste,
est le commencement même de toute esthétique. La femme de ménage du sculpteur
du paléolithique supérieur constate que l'épouse de l'artiste est une grande
belle fille aux seins bien accrochés, au ventre musclé et plat de chasseresse,
et que la statue qu'il façonne fait surgir une énorme génitrice aux seins
énormément gonflés de lait, au ventre énormément fécondé de vie, au sexe
disproportionné, aux fesses gigantesques. «Où est-ce qu'il va chercher tout ça?»
demande-t-elle.
La femme de ménage de Léonard de Vinci le voit regarder par la fenêtre les
bourgeois florentins qui vaquent à leurs occupations, et elle s'aperçoit qu'en
revenant à son chevalet il dessine un homme ailé qui vole à ses divagations.
«Où est-ce qu'il va chercher tout ça ?» demande-t-elle. Quatre siècles
auparavant, elle était au service d'un tailleur de pierre mérovingien qu'elle
voyait se promener toute la journée dans une ville où les percherons étaient
solides et pommelés et ou les chiens n'avaient qu'une tête pour aboyer. Mais
quand il reprenait son ciseau et son marteau, il ne pouvait s'empêcher de
figurer les chevaux avec des ailes et de donner trois têtes aux chiens. «Où
est-ce qu'il va chercher tout ça?» Quant à la gouvernante de Goya, elle n'a
sûrement jamais très bien compris pourquoi son patron, quand il revenait de
baguenauder à la Feria de Madrid, où il y a de si galants gentilshommes et de
si élégantes señoritas, se penchait sur la pierre du graveur pour en faire
émerger des corbeaux-aigles à tête de majas et des seigneurs à tête d'âne: «Où
est-ce qu'il va chercher tout ça?»
Les esthéticiens, de Denys, moine de Fourna-Agrapha, à Leon Battista Alberti,
et de Hegel à Malraux, n'ont jamais cessé de se poser la question des femmes
de. ménage : «Où est-ce qu'ils vont chercher tout ça?». Quand le peintre ou le
sculpteur s'appliquait à représenter un cheval ou une jeune femme nue, une
grappe de raisin ou une montagne, la réponse semblait aller de soi : il avait
été chercher le cheval dans une écurie, la jeune femme dans son lit, la grappe
dans sa vigne, et il était allé à la montagne pour que la montagne vienne à
nous. Isidore et Aristote étaient sûrs de leur fait : «La peinture est une
image qui rend l'apparence d'un objet.» L'art est un prêté-pour-un-rendu.
Les dieux prêtent un pur-sang au sculpteur, qui leur rend les coursiers du
Parthénon. Les choses se compliquent lorsque l'artiste ou le poète rendent ce
qu'on ne leur a pas prêté. On met à leur disposition les vagues de l'océan, et
voilà qu'ils nous rendent en échange Posséidon et les Néréides. On leur fournit
un paisible cheval de labour ou un fringant palefroi, et ils nous proposent en
retour Pégase ou la Licorne. Oui, où est-ce qu'ils vont chercher tout ça?
Phantastikos et Phantasia
La première réponse qui vient à l'esprit, c'est que les créatures inexistantes
que les inventeurs de fables et d'images nous proposent, ils vont les trouver
là où ils les cherchent. Si nous ne trouvions que ce qui est déjà donné, nous
aurions l'existence des pierres, qui ne sont tout entières que ce qu'elles
sont. Mais faute de pouvoir prendre les réalités pour nos désirs, nous sommes
libres du moins de prendre nos désirs pour des réalités. Puisque avec
l'existence, nous sommes toujours loin du compte, que les contes fassent
l'appoint ! Puisque les images nous laissent sur notre soif; que l'imagination
nous désaltère donc.
Les Pères-le-Langage sont d'accord sur leurs définitions du fantastique. Littré
: «Qui n'existe qu'en fantaisie, en imagination.» Larousse : «Créé
par la fantaisie, l'imagination. » Robert : «Qui est créé par
l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité.» Il leur arrive pourtant
de se prendre la barbe dans les filets de la sémantique. L'arbre généalogique
des mots est aussi embrouillé que celui des humains. Fantastique, nous
explique Clédat, vient du grec phantastikos, du latin phantasia.
Mais la famille phantasia a des rejetons inattendus : elle engendre, par
exemple, fanal et falot, «qui servent à montrer les objets, à
les éclairer, à les rendre visibles». Il faudrait tout de même être
sérieux, il faudrait tout de même s'entendre: qu'est-ce que c'est que cette racine
extravagante qui sert à la fois à nommer ce qui n'existe pas, et à rendre
visibles les objets? Est-ce que nous serons plus avancés en nous reportant aux
mots merveille et merveilleux? Eh bien, non. Leur
arrière-grand-père est le mot latin mirari, dont le sens primitif a sans
doute été : sourire, puis: s'étonner, admirer, regarder. Et nous voilà aux
prises avec une racine qui fait verdoyer indifféremment le merveilleux, «ce
qui s'éloigne du cours ordinaire des choses, ce qui est produit par
l'intervention d'êtres surnaturels», et les miroirs, dont la propriété est
de rejoindre et refléter le cours ordinaire des choses. Le merveilleux, c'est
ce qui ne ressemble pas, et le miroir, c'est la ressemblance même.
Comment se retrouver dans cet embrouillamini? Mettons-nous d'accord une bonne
fois. Que veut dire cette phantasia qui fabrique à la fois les
fantaisies qui n'existent pas dans la réalité, et les fanaux qui servent à
montrer les objets, ce mirari qui donne le jour, sans discernement,
aussi bien à ce que le jour n'a jamais éclairé qu'à ce qui réfléchit le jour?
La réponse est celle-ci: le miroir de la fantaisie et du fantastique, le miroir
des miroirs ne réfléchissent pas seulement sur l'une de leurs faces, mais sur
les deux. Les deux aspects inséparables et complémentaires de la réalité se
conjuguent dans la révélation des étymologies. L'homme n'est pas simplement celui
qui est comblé par la munificence de l'être, il est aussi celui qui tente
constamment de combler l'insuffisance de l'existence. Le fanal et le miroir
nous rendent compte de ce qui nous est donné, le fantastique et le merveilleux
nous rendent compte de ce qui nous est refusé. Comme dans le miroir d'une eau
calme nous découvrons à la fois l'image renversée du ciel et l'image endormie
de ce qui vit dans la profondeur, les images merveilleuses ou fantastiques
qu'inventent les humains nous font découvrir en même temps l'homme dans la
nature et la nature de l'homme, les réponses de la réalité et les questions du
réalisant, les nécessités de la vie et les nécessités du rêve, la patience des
choses et l'impatience de l'esprit.
Claude Roy,
L'art à la source II. Arts baroques, arts classiques, arts fantastiques,
Paris, Gallimard, 1992, pp. 249-254
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