Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 février 1945
Pour ce qui est du libre-arbitre, je suis complètement daccord
avec ce quen a écrit le Révérend Père. Et,
pour exposer complètement mon opinion, je voudrais noter à ce
sujet que lindifférence me semble signifier proprement létat
dans lequel est la volonté lorsquelle nest pas poussée
dun côté plutôt que de lautre par la perception
du vrai ou du bien ; et cest en ce sens que je lai prise lorsque
jai écrit que le plus bas degré de la liberté est
celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous
sommes indifférents. Mais peut-être que dautres entendent
par indifférence une faculté positive de se déterminer
pour lun ou lautre des deux contraires, cest-à-dire
pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté
positive, je nai pas nié quelle fût dans la volonté.
Bien plus, jestime quelle y est, non seulement dans ces actes où
elle nest pas poussée par des riasons évidentes dun
côté plutôt que de lautre, mais aussi dans tous les
autres ; à ce point que, lorsquune raison très évidente
nous porte dun côté, bien que, moralement parlant, nous ne
puissions guère aller à lopposé, absolument parlant,
néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible
de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou dadmettre une
vérité évidente, pourvu que nous pensions que cest
un bien daffirmer par là notre libre-arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée
dans les actions de la volonté avant laccomplissement ou pendant
laccomplissement.
Considérée dans ces actions avant laccomplissement, elle
implique lindifférence prise au second sens, non au premier. Et
bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux
commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour
lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans
lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles
qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon,
quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que
nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni
mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire
celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande
liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité
de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance
positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous
prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons
plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de
cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement
dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les
choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même
dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans
cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement
que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugement quelles
sont difficiles à faire est opposé au jugement qu'il est bon de
faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent
également, plus ils mettent en nous dindifférence prise
au premier sens.
[ ] Cest en ce sens que jai écrit que je suis porté dautant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut avec plus de facilité et délan.
retour